SOLITUDE FORCEE

 

Première Solitude

On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours;
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées;
Ils ont l'air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents:
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains;
Leurs camarades les croient riches,
Parce qu'ils se lavent les mains.

Ils frissonnent sous l’œil du maître,
Son ombre les rend malheureux.

Ces enfants n'auraient pas dû naître,
L'enfance est trop dure pour eux!

Oh! La leçon qui n'est pas sue,
Le devoir qui n'est pas fini!

Une réprimande reçue,
Le déshonneur d'être puni!

Tout leur est terreur et martyre:
Le jour, c'est la cloche, et, le soir,
Quand le maître enfin se retire,
C'est le désert du grand dortoir;
La lueur des lampes y tremble
Sur les linceuls des lits de fer;
Le sifflet des dormeurs ressemble
Au vent sur les tombes, l'hiver.

Pendant que les autres sommeillent,
Faits au coucher de la prison,
Ils pensent au dimanche, ils veillent
Pour se rappeler la maison;
Ils songent qu'ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits.

Ô mères, coupables absentes,
Qu'alors vous leur paraissez loin!
A ces créatures naissantes
Il manque un indicible soin;
On leur a donné les chemises,
Les couvertures qu'il leur faut:
D'autres que vous les leur ont mises,
Elles ne leur tiennent pas chaud.

Mais, tout ingrates que vous êtes,
Ils ne peuvent vous oublier,
Et cachent leurs petites têtes,
En sanglotant, sous l'oreiller.

 

 

 

 Robinson Crusoé

 

 

Robinson est un jeune homme passionné par les voyages et qui rêve de parcourir le monde. Au grand déplaisir de son père, qui voulait lui voir embrasser une carrière d'avocat,  il va s'embarquer à bord d'un vaisseau, à l'insu de ses parents. Au cours d'une violente tempête, le bateau va s'échouer sur le sable d'une terre inconnue. L'équipage, installé dans un canot, va être ensuite englouti par une énorme vague. Robinson, bon nageur réussit à remonter à la surface et à mettre pied à terre. Il va alors découvrir cette île mystérieuse et s'y installer à contrecœur.

 

     Je devais considérer plusieurs choses clans le choix de ce site : 1. la salubrité, et l'eau douce dont je parlais tout à l'heure ; 2. l'abri contre. la chaleur du soleil ; 3. la protection contre toutes créatures rapaces, hommes ou bêtes ; 4. la vue de la mer, afin que si Dieu envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour ma délivrance ; car je ne voulais point encore en bannir l'espoir de mon cœur.
    En cherchant un lieu qui réunît tous ces avantages, je trouvai une petite plaine située au pied d'une colline dont le flanc, regardant cette esplanade, s'élevait à pic comme la façade d'une maison, de sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l'entrée ou à la porte d'une cave ; mais il n'existait réellement aucune caverne ni aucun chemin souterrain.
    Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus de m'établir. La plaine n'avait pas plus de cent verges de largeur sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin qui s'en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière. Cette situation était au nord-nord-ouest de la colline, de manière que chaque jour j'étais à l'abri de la chaleur jusqu'à ce que le soleil déclinât à l'ouest quart sud, ou environ ; mais, alors, dans ces climats, il n'est pas éloigné de son coucher.
    Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu'à l'autre.
    Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que j'enfonçai en terre jusqu'à ce qu'ils fussent solides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s'élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi ; entre les deux rangs il n'y avait pas plus de dix pouces d'intervalle.
    Je pris ensuite les morceaux de câbles que j'avais coupés à bord du vaisseau, et Je les posai les uns sur les autres, dans l'entre-deux de la double palissade, jusqu'à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j'ajoutai d'autres pieux d'environ deux pieds et demi, s'appuyant contre les premiers et leur servant de contrefiches.
    Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n'aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied d’œuvre et les enfoncer en terre.
    Pour entrer dans la place je fis, non pas une porte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessus ce rempart. Quand j'étais en dedans, je l'enlevais et la tirais à moi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu'autrement je n'aurais pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite, il n'était nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je m'étais imaginé avoir à. redouter.
    Dans ce retranchement ou cette forteresse, je transportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, tous mes vivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vous avez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fis double, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cette région pendant certain temps l'année ; c'est-à-dire que j'établis d'abord une tente de médiocre grandeur ; ensuite une plus spacieuse par-dessus, recouverte d'une grande toile goudronnée que j'avais mise en réserve avec les voiles.
    Dès lors je cessai pour un temps de coucher dans le lit que j'avais apporté à terre, préférant un fort bon hamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.
    Ayant apporté dans cette tente toutes mes provisions et tout ce qui pouvait se gâter à l'humidité, et ayant ainsi renfermé tous mes biens, je condamnai le passage que, jusqu'alors, j'avais laissé ouvert, et je passai et repassai avec ma petite échelle, comme je l'ai dit.
    Cela fait, je commençai à creuser dans le roc, et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j'en tirais, j'en formai une sorte de terrasse qui éleva le sol d'environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi, justement derrière ma tente, je me fis une grotte qui me servait comme cellier pour ma maison.
    Il m'en coûta beaucoup de travail et beaucoup de temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différents ouvrages ; c'est ce qui m'oblige à reprendre quelques faits qui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour, lorsque ma tente et ma grotte n'existaient encore qu'en projet, il arriva qu'un nuage sombre et épais fondit en pluie d'orage, et que soudain un éclair en jaillit, suivi selon son effet naturel, d'un grand coup de tonnerre. La foudre m'épouvanta moins que cette pensée, qui traversa mon esprit avec la rapidité même de l'éclair : O ma poudre !... Le coeur me manqua quand je songeai que toute ma poudre pouvait sauter d'un seul coup ; ma poudre, mon unique moyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s'en fallait de beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, et cependant si la poudre eût pris feu, je n'aurais pas eu le temps de reconnaître d'où venait le coup qui me frappait.

 

 

    Daniel DEFOE, Robinson Crusoé, Presse pocket, 1988, pages 59-60-61.

 

 

 

 Les rêveries du promeneur solitaire

 

Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit. Par un accord unanime ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d'un coup d'oeil sur ma position. C'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux à moi.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît encore un rêve. Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je dors d'un mauvais sommeil et que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait sans que je m'en aperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré je ne sais comment de l'ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n'aperçois rien du tout; et plus je pense à ma situation présente et moins je puis comprendre où je suis.

 

Les rêveries du promeneur solitaire, Jean-Jacques ROUSSEAU

 

 

 

Les filles de tétouan. 

 

 

Les filles de Tétouan ont la peau blanche et douce. Les yeux noirs. Le regard discret. Le geste mesuré. La parole rare.
    Vivre à Tétouan, c'est accepter une complicité : complicité avec le calme d'une mer voisine ; respect de ce qui dure et doit durer; complicité avec les illusions de l'écrit ; admettre la retenue l'économie dans la parole et dans l'acte.

    La vie traverse les habitants de cette ville avec la douceur et le murmure d'un ruisseau. L'événement, c'est le détour. Les corps blancs, les corps frêles traversent l'événement à la manière d'une nappe de fumée qui passe. Un petit nuage bleu reste accroché aux arbres. C'est tout. Le vent soufflera. Il emportera le petit nuage bleu. Le bruit se décompose au seuil de la ville. Il est annulé. Le faste et le luxe sont refoulés vers d'autres lieux. De même, on a décrété que toute violence est étrangère à la topographie de la ville. Les rues sont dessinées de façon à déjouer, ou tout au moins apprivoiser, les signes de la violence. Les murs, badigeonnés avec de la chaux, retiennent dans leur luminosité un peu du bleu du ciel. Ce bleu s'insinue dans la blancheur, comme le murmure des vagues de Martil pénètre doucement les rêves des enfants qui attendent l'été. On le dit partout : les montagnes détiennent les fibres du Destin ; ce qui arrive est écrit sur leurs flancs nus. Ceux qui les escaladent ne savent pas lire entre les pierres. La passion est rare, comme la folie. Personne ne les nomme. Les corps s'échappent, glissent entre la violence qu'on refoule et le désir caché. Le vent soufflera, la nuit de préférence. La ville épurée. Les rues repeintes à la chaux. Les pierres des montagnes sont à l'écoute de la quiétude. Les nuages
abandonnent leur bleu et s'en vont tomber plus loin. A la mer.
    On parle d'une colombe blanche.
    On dessine la colombe qui frôle le petit nuage bleu. C'est la lumière. C'est le signe transparent de la volupté murmurée. Quelques feuilles échappées au ciel cherchent un corps, une tombe. Les mains nues. La voix nue. C'est la migration de l'eau douce. Sur corps peints avec de la terre.
    Lorsque se tait la rumeur, les femmes sortent. La mer retenue dans le regard. Le pas dessine la nudité des hanches ; l'astre sans prise coule vers le lit sec de la rivière. C'est la chute de l'abeille dans un corps de miel : l'erreur. Sur la pointe des pieds, les femmes traversent les grandes allées de la solitude. L’œil des hommes assis au café caresse leurs fesses et les juges. Le soleil nous renvoie ces visages purs dans des rêves silencieux. On dit que ces corps ont été taillés dans l'argile et le verbe. Ils retourneront à l'argile. Pour le moment, ils chantent et cernent la blancheur de l'absence. Ils couvent l'incertitude de la promesse et préfèrent la douceur de la caresse. C'est vrai, la caresse est fugue. L'homme s'absente. Les affaires courantes.
    Le corps aride. Désoeuvré.

 L'amour. Apprendre à aimer sa solitude. Savoir se retirer dans un roc qui préserve la tendresse. Déjouer la dépendance pour que la possession devienne écran de transparence. Aimer, c'est célébrer en permanence la rencontre de deux solitudes, fêter leur révélation quotidienne, leur éclatement possible dans la mort, la poésie. Se savoir abandonné des étoiles et des vagues ; vivre l'amour, l'amitié dans la tendresse passionnelle. Les femmes de Tétouan ne connaissent hélas que la dépossession. Leur être féminin se perd dans l'image que l'homme a bien voulu fabriquer pour elles. Arrachées à leur différence, elles se consument dans l'oubli. Voilà pourquoi les femmes de Tétouan se retirent, sans faire de bruit, sans briser quoi que ce soit, dans la somme de leurs solitudes. Les époux deviennent matière qui s'effrite dans les cafés ou clubs pour hommes (casinos espagnols) où, pour se soûler sans être vu, on descend dans la cave. Ils parlent jusqu'à perdre leur salive ; tombent en mottes de sable blanc à côté de leur tabouret. Le soir, le garçon de café les ramasse dans de petits couffins et s'en va les déposer au seuil de leur maison. Les femmes dorment. S'absentent pour rêver.

 

Le premier amour est toujours le dernier, Tahar BEN JELLOUN

 

 

 

 


   

 

 

Noces à la mer

 

Peu de temps après, la mère emménagea dans la maison du haut, celle de son beau-père, où elle aborda un univers totalement inconnu. Au bout de quelques jours, elle découvrit avec ahurissement qu'au cours de sa jeunesse elle n'avait été, en fait, qu'une oie gâtée. Le matin qui suivit la nuit de noces, elle constata que le lit était vide. Il est allé au marché, se dit-elle. Et sa belle-mère lui cria qu'elle était maintenant dans la maison de son mari et qu'elle devait mettre la main à la pâte. « Que dois-je donc faire ? » demanda la mère, qui se glissa hors du lit, revêtit ses plus beaux habits et rejoignit sa belle-mère pour recevoir ses instructions. Faire des mtsimeni, pétrir la pâte, aller chercher de l'eau, et même, de temps en temps, garder les chèvres, voilà les tâches qui lui incombaient, et, si possible, bien d'autres encore.
    Cette révélation péremptoire de la dure réalité - ses sœurs défuntes l'avaient pourtant généreusement prévenue et il lui semblait parfois voir flotter leurs paroles au-dessus de la maison - irrita la mère au point qu'un germe se forma en elle qui devait la délivrer du labeur et de la sueur. La petite graine née de la seule force de sa volonté donnerait un enfant susceptible de l'exempter de toutes ces tâches paysannes. Cela ne peut durer, s'était-elle dit, et, au cours de cette chaude lune de miel, elle avait écarté les jambes encore plus largement - elle avait assez vite compris le truc - afin que son mari puisse déposer plus profondément en elle un peu plus de cette semence, promesse de la venue rapide d'un enfant libérateur. Comme le veut Sidi Rabi, avait-elle pensé, pragmatique. Le miracle s'accomplit donc assez vite : huit mois plus tard exactement, naissait un enfant de quatre kilos, le petit Lamarat (nom qu'on ne lui donna que plus tard).
    L'enfant fut mis au monde, mais tous étaient trop occupés d'eux-mêmes pour l'accueillir. Ce jour-là, le père était en Allemagne, le grand-père battait le blé, la grand-mère était à la recherche d'autres serviettes pour éponger le sang et la toute jeune mère était un peu déçue parce que l'enfant était né prématurément, la privant d'un mois de cet état de grossesse qui exigeait l'attention générale - Malheur à qui refuse quelque chose à une femme enceinte, car des enfants malheureux naîtront d'elle. Mais plus d'un chemin menait à l'oisiveté : elle décida de s'occuper, ou de feindre de s'occuper, de l'enfant à tout moment, de le bercer sans cesse, de lui donner le sein le plus souvent possible, au mépris de la douleur de ses mamelons, et de faire tout et n'importe quoi avec le bambin pour échapper à  la confection des mtsimeni et à la corvée d'eau. Heureusement pour la mère - et aussi un peu pour l'enfant -, elle n'eut pas à en arriver à de telles extrémités, car, moins de six mois plus tard, un nouveau tire-au-flanc (une fille, comme prévu également) dans le ventre et un petit garçon dans les bras, elle partait pour le Grand Nord de L'Europe où elle atterrit avec un calme relatif dans une maison au sol de bois munie d'une antenne sur le toit. Et elle pensa : enfin ! personne pour m'ordonner de faire des mtsimeni, plus jamais de chèvres à garder ni de radotage à entendre. « Ollanda », Pays de la graine de pavot - que la belle-mère appelait obstinément l'Allemagne -, fut donc, d'une certaine manière, son salut.

 

Noces à la mer, Abdelkader BENALI

 

 

Gil Blas de Santillane

 

Viens avec nous et ne crains rien. Nous allons te mettre en sûreté. A ces mots, il me fit monter en croupe sur son cheval et nous nous enfonçâmes dans la forêt.
    Je ne savais ce que je devais penser de cette rencontre. Je n'en augurais pourtant rien de sinistre : Si ces gens-ci, disais-je en moi-même, étaient des voleurs, ils m'auraient volé et peut-être assassiné. Il faut que ce soient de bons gentilshommes de ce pays-ci, qui, me voyant effrayé,  ont pitié de moi et m'emmènent chez eux par charité. Je ne fus pas longtemps dans l'incertitude. Après quelques détours que nous fîmes dans un grand silence, nous nous trouvâmes au pied d'une colline, où nous descendîmes de cheval. C'est ici que nous demeurons, me dit un des cavaliers. J'avais beau regarder de tous côtés, je n'apercevais ni maison, ni cabane, pas la moindre apparence d'habitation. Cependant ces deux hommes levèrent une grande trappe de bois, couverte de broussailles, qui cachait l'entrée d'une longue allée en pente et souterraine, où les chevaux se jetèrent d'eux-mêmes, comme des animaux qui y étaient accoutumés. Les cavaliers m'y firent entrer avec eux ; puis, baissant la trappe avec des cordes qui y étaient attachées pour cet effet, voilà le digne neveu de mon oncle Perez pris comme un rat dans une ratière.

 

Gil Blas de Santillane, LESAGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA SOLITUDE VOLONTAIRE

 

L'Étranger

«Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
– Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis?
– Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est restée jusqu'à ce jour inconnu.
– Ta patrie?
– J'ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté?
– Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L'or?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
– J'aime les nuages. Les nuages qui passent... là-bas... là-bas les merveilleux nuages! »

                                              

 « Le spleen de Paris, Petits Poèmes en Prose »,  Charles BAUDELAIRE.

 

 

 

Le Parfum

 

    Grenouille, le héros, après une retraite en ermite durant sept ans, revient à la civilisation. Des paysans étonnés de son apparence l'emmènent chez le maire du village.

 

           Là, au grand étonnement des personnes présentes, il exhiba un brevet de compagnon (1), ouvrit la bouche et, avec un débit un peu rocailleux (c'étaient les premiers mots qu'il prononçait après une interruption de sept ans) mais de façon tout fait intelligible, il raconta qu'au cours de son tour de France, il avait été attaqué par des brigands, qui l'avaient emmené avec eux et retenu prisonnier pendant sept ans dans une caverne. Pendant ce temps, il n'avait pas vu la lumière du soleil, ni le moindre être humain; une main invisible l'avait alimenté en faisant descendre des paniers dans le noir, et pour finir il avait été délivré grâce à une échelle qu'on lui avait jetée, mais il n'avait jamais su pourquoi et n'avait jamais pu voir ni ses ravisseurs ni ses sauveurs.

 

(1) "Brevet de compagnon" : c'est un certificat d'artisan.

 

 

    Patrick SÜSKIND, Le Parfum, traduit de l'allemand par Bernard L'ortholay, livre de poche, 1986, page 171.

 

 

 

 

Les contemplations

 

 

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
O souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l'avidité morne du désespoir ;
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L'œil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure,
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?

 

                 A celle qui est restée en France (extrait), Les contemplations, Victor Hugo.

 

Ce texte illustre la solitude volontaire, le « besoin » d’isolement du narrateur. Il se rend apparemment dans un cimetière pour se recueillir sur la tombe d’un défunt proche. Il apparente la mort à un sommeil profond ; il ressent un sentiment de désespoir.

 

La solitude

Oh ! que j'aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Eloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !
Mon Dieu ! que mes yeux sont contents
De voir ces bois, qui se trouvèrent
A la nativité du temps,
Et que tous les siècles rêvèrent,
Etre encore aussi beaux et verts
Qu'aux premiers jours de l'univers !

Un gai zéphire les caresse
D'un mouvement doux et flatteur.
Rien que leur extrême hauteur
Ne fait remarquer leur vieillesse.
Jadis Pan et ses demi-dieux
Y vinrent chercher du refuge,
Quand Jupiter ouvrit les cieux
Pour nous envoyer le déluge,
Et, se sauvant sur leurs rameaux,
A peine virent-ils les eaux.

Que sur cette épine fleurie,
Dont le printemps est amoureux,
Philomèle, au chant langoureux,
Entretient bien ma rêverie !
Que je prends de plaisir à voir
Ces monts pendant en précipices,
Qui, Pour les coups du désespoir,
Sont aux malheureux si propices,
Quand la cruauté de leur sort
Les force à rechercher la mort !

Que je trouve doux le ravage
De ces fiers torrents vagabonds,
Qui se précipitent par bonds
Dans Ce vallon vert et sauvage !
Puis, glissant sous les arbrisseaux,
Ainsi que des serpents sur l'herbe,
Se changent en plaisants ruisseaux,
Où quelque Naïade superbe
Règne comme en son lit natal,
Dessus un trône de cristal !. . .

Que j'aime à voir la décadence
De ces vieux châteaux ruinés,
Contre qui les ans mutinés
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabbat ;
Les démons follets s'y retirent,
Qui d'un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martyrent ;
Là se nichent en mille trous
Les couleuvres et les hiboux.

L'orfraie, avec ses cris funèbres,
Mortels augures des destins,
Fait rire et danser les lutins
Dans ces lieux remplis de ténèbres,
Sous un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D'un pauvre amant qui se pendit
Pour une bergère insensible,
Qui d'un seul regard de pitié
Ne daigna voir son amitié.

Aussi le Ciel, juge équitable,
Qui maintient les lois en vigueur,
Prononça contre sa rigueur
Une sentence épouvantable
Autour de. ces vieux ossements
Son ombre, aux peines condamnée,
Lamente en longs gémissements
Sa malheureuse destinée,
Ayant, pour croître son effroi,
Toujours son crime devant soi…

Marc Antoine Gérard Sieur De SAINT-AMANT