Guy de Maupassant : Par un soir de printemps.
Texte publié dans Le Gaulois du 7 mai 1881.
Jeanne allait épouser son cousin
Jacques. Ils se connaissaient depuis l'enfance et l'amour ne prenait point
entre eux les formes cérémonieuses qu'il garde généralement dans le monde. Ils
avaient été élevés ensemble sans se douter qu'ils s'aimaient. La jeune fille,
un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentes au jeune
homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bon garçon, et chaque fois
qu'elle le revoyait, elle l'embrassait de tout son coeur, mais sans frisson,
sans ce frisson qui semble plisser la chair, du bout des mains au bout des
pieds.
Lui, il pensait tout simplement : "Elle est
mignonne, ma petite cousine" ; et il songeait à elle avec cette
espèce d'attendrissement instinctif qu'un homme éprouve toujours pour une jolie
fille. Ses réflexions n'allaient pas plus loin.
Puis voilà qu'un jour Jeanne entendit par hasard sa
mère dire à sa tante (à sa tante Alberte, car la tante Lison était restée
vieille fille) : "Je t'assure qu'ils s'aimeront tout de suite, ces
enfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Jacques est absolument le gendre que
je rêve."
Et immédiatement Jeanne s'était mise à adorer son
cousin Jacques. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblé dans
la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quand elle rencontrait son
regard, et elle faisait des manières pour se laisser embrasser par lui ;
si bien qu'il s'était aperçu de tout cela. Il avait compris, et dans un élan ou
se trouvait autant de vanité satisfaite que d'affection véritable, il avait
saisi à pleins bras sa cousine en lui soufflant dans l'oreille : "Je
t'aime, je t'aime !"
A partir de ce jour, ça n'avait été que roucoulements,
galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureuses que leur
intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Au salon, Jacques
embrassait sa fiancée devant les trois vieilles femmes, les trois soeurs, sa
mère, la mère de Jeanne, et sa tante Lison. Il se promenait avec elle, seuls
tous deux, des jours entiers dans les bois, le long de la petite rivière, à
travers les prairies humides où l'herbe était criblée de fleurs des champs. Et
ils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatience trop vive, mais
enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis
des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si
longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir
encore indécis des grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs
lèvres qui s'appelaient, semblaient se guetter, s'attendre, se promettre.
Quelquefois, quand ils avaient passé tout le jour dans
cette sorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ils
avaient, au soir, comme une courbature singulière, et ils poussaient tous les
deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi, sans comprendre, des soupirs
gonflés d'attente.
Les deux mères et leur soeur, tante Lison, regardaient
ce jeune amour avec un attendrissement souriant. Tante Lison surtout semblait
tout émue à les voir.
C'était une petite femme qui parlait peu, s'effaçait
toujours, ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures des
repas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.
Elle avait un air bon et vieillot, un oeil doux et triste, et ne comptait
presque pas dans la famille.
Les deux soeurs, qui étaient veuves, ayant tenu une
place dans le monde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On la
traitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte de bonté un peu
méprisante pour la vieille fille. Elle s'appelait Lise, étant née aux jours où
Béranger régnait sur la France. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas,
qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison.
Aujourd'hui elle était "tante Lison", une humble vieille proprette,
affreusement timide même avec les siens, qui l'aimaient d'une affection
participant de l'habitude, de la compassion et d'une indifférence
bienveillante.
Les enfants ne montaient jamais l'embrasser dans sa
chambre. La bonne seule pénétrait chez elle. On l'envoyait chercher pour lui
parler. C'est à peine si on savait où était située cette chambre, cette chambre
où s'écoulait solitairement toute cette pauvre vie. Elle ne tenait point de
place. Quand elle n'était pas là, on ne parlait jamais d'elle, on ne songeait
jamais à elle. C'était un de ces êtres effacés qui demeurent inconnus même à
leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans
une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l'existence ni dans
les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent à côté d'eux.
Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets,
ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux
objets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mains paraissaient faites
d'une espèce d'ouate, tant elles maniaient légèrement et délicatement ce
qu'elles touchaient.
Quand on prononçait : "Tante Lison", ces
deux mots n'éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l'esprit de
personne. C'est comme si on avait dit : "La cafetière" ou
"Le sucrier".
La chienne Loute possédait certainement une
personnalité beaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, on
l'appelait : "Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute."
0n la pleurerait infiniment plus.
Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin
du mois de mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans
les mains, la pensée dans la pensée, le coeur dans le coeur. Le printemps,
tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sous les gelées claires des
nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées, venait de jaillir tout à coup.
Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué
toute la sève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, et répandant
partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons et des premières fleurs.
Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant
enfin les buées flottantes, s'était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa
gaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dans les plantes,
les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes,
s'appelaient. Jeanne et Jacques, oppresses d'un bonheur délicieux, mais plus
timides que de coutume, inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient
en eux avec la fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côte
sur un banc devant la porte du château, n'osant plus s'éloigner seuls, et
regardant d'un oeil vague, là-bas, sur la pièce d'eau, les grands cygnes qui se
poursuivaient.
Puis, le soir venu, ils s'étaient sentis apaisés, plus
tranquilles, et, après le dîner, s'étaient accoudés, en causant doucement, à la
fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mères jouaient au piquet dans la
clarté ronde que formait l'abat-jour de la lampe, et que tante Lison tricotait
des bas pour les pauvres du pays.
Une haute futaie s'étendait au loin, derrière l'étang,
et, dans le feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coup
s'était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branches qui se
dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieu des étoiles qu'elle
effaçait, elle s'était mise à verser sur le monde cette lueur mélancolique ou
flottent des blancheurs et des rêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux
amoureux.
Les jeunes gens l'avaient regardée d'abord, puis, tout
imprégnés par la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux des
gazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils se promenaient sur
la grande pelouse blanche jusqu'à la pièce d'eau qui brillait.
Lorsqu'elles eurent terminé les quatre parties de
piquet de tous les soirs, les deux mères, s'endormant peu à peu, eurent envie
de se coucher.
"Il faut appeler les enfants", dit l'une.
L'autre, d'un coup d'oeil, parcourut l'horizon pâle où
deux ombres erraient doucement :
"Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon
dehors ! Lison va les attendre ; n'est-ce pas, Lison ?"
La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit
de sa voix timide :
"Certainement, je les attendrai."
Et les deux soeurs gagnèrent leur lit.
Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur
le bras du fauteuil l'ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle
vint s'accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.
Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le
gazon, de l'étang jusqu'au perron, du perron jusqu'à l'étang. Ils se serraient
les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-mêmes, mêlés à la poésie
visible qui s'exhalait de la terre. Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de
la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la
lampe.
"Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous
regarde."
Jacques leva la tête.
"0ui, reprit-il, tante Lison nous regarde."
Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à
s'aimer.
Mais la rosée couvrait l'herbe. Ils eurent un petit
frisson de fraîcheur.
"Rentrons, maintenant", dit-elle.
Et ils revinrent.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison
s'était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, et
ses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s'ils eussent été très
fatigués.
Jeanne s'approcha :
"Tante, nous allons dormir, maintenant."
La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges
comme si elle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n'y prirent point garde. Mais
le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune fille tout couverts d'eau.
Il fut saisi d'inquiétude et demanda tendrement :
"N'as-tu point froid à tes chers petits
pieds ?"
Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués
d'un tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa ; la pelote de laine
roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquement sa figure dans ses
mains, la vieille fille se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.
Les deux enfants s'élancèrent vers elle ; Jeanne,
à genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :
"Qu'as-tu, tante Lison ? Qu'as-tu, tante
Lison ?..."
Alors, la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix
toute mouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :
"C'est... c'est... quand il t'a demandé :
"N'as-tu point froid... à... tes chers petits pieds ?..." 0n ne
m'a jamais... jamais dit de ces choses-là, à moi !... jamais !...
jamais !"
7 mai 1881