Texte 1

 

 

    Le narrateur est un adolescent chinois qui raconte son expérience de la "rééducation" qu'imposa Mao à tous les intellectuels : envoyé dans un village de paysans dans la montagne ( le Phénix du Ciel) avec son ami Luo, il doit travailler aux champs. Les livres, symbole de leur condition bourgeoise et intellectuelle, leur sont interdits. Mais un de leur camarade de rééducation, le "Binoclard", a réussi à cacher une valise remplie de livres. Une nuit, le narrateur et Luo, qui est tombé amoureux d'une jeune couturière d'un village voisin (la "petite tailleuse"), réussissent à s'introduire dans la chambre du Binoclard pour voler cette valise.

 

     Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l'ouvrîmes silencieusement. A l'intérieur, des piles de livres s'illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë...

    Quel éblouissement ! J'avais l'impression de m'évanouir dans les brumes de l'ivresse. Je sortis les livres un par un de la valise, les ouvris, contemplai les portraits des auteurs, et les passai à Luo. De les toucher du bout des doigts, il me semblait que mes mains, devenues pâles, étaient en contact avec des vies humaines.

    - ça me rappelle la scène d'un film, me dit Luo, quand les bandits ouvrent une valise pleine de billets...

    - Tu sens des larmes de joie monter en toi ?

    - Non. Je ne ressens que de la haine.

    - Moi aussi. Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres. 

    La dernière phrase que je prononçai m'effraya, comme si un écouteur pouvait être caché quelque part dans la pièce. Une telle phrase, dite par mégarde, pouvait coûter plusieurs années de prison.

    - Allons-y ! dit Luo en fermant la valise.

    - Attends !

    - Qu'est-ce que tu as ?

    - J'hésite... Réfléchissons encore une fois : le Binoclard va sûrement soupçonner que c'est nous, les voleurs de sa valise. On est fichus, s'il nous dénonce. N'oublie pas qu'on n'a pas des parents comme les autres.

    - Je te l'ai déjà dit, sa mère ne lui permettra pas. Sinon, tout le monde saura que son fils cachait des bouquins interdits ! Et il ne pourra jamais plus quitter le Phénix du Ciel.

    Après un silence de quelques secondes, j'ouvris la valise :

    - Si on prend seulement quelques livres, il ne s'en apercevra pas.

    - Mais je veux les lire tous, affirma Luo avec détermination.

    Il referma la valise et, posant une main dessus, comme un chrétien prêtant serment, il me déclara :

    - Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde.

 

 

DAI SIJIE, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Folio, 2002, pp. 125-127

 

 

 

Texte 2

 

    Luo et le narrateur initient la Petite Tailleuse à Balzac pendant des mois. Ils vivent tous trois en symbiose ; le narrateur, alors que Luo est absent,  fait tout pour aider la petite Tailleuse lorsqu'elle avorte de l'enfant de Luo. Mais un jour, la Petite Tailleuse quitte ses amis et la vie qu'elle a menée jusqu'alors.

 

 

    La Petite Tailleuse était partie, et ne reviendrait plus jamais nous voir.

    Son départ, aussi foudroyant que subit, avait été une surprise totale.

    Il nous avait fallu fouiller longtemps nos mémoires affaiblies par le choc pour trouver quelques présages, souvent vestimentaires, insinuant qu'un coup mortel était en préparation.

    Deux mois plus tôt environ, Luo m'avait dit qu'elle s'était confectionné un soutien-gorge d'après un dessin qu'elle avait trouvé dans Madame Bovary. Je lui avais fait alors remarquer que c'était la première lingerie féminine de la montagne du Phénix du Ciel digne d'entrer dans les annales locales.

    - Sa nouvelle obsession, m'avait dit Luo, c'est de ressembler à une fille de la ville. 

 

(...)

 

    Je me rappelle aussi le nouvel an occidental de cette année-là. Ce n'était pas vraiment une fête, mais un jour de repos national. Comme d'habitude, nous étions allés chez elle, Luo et moi. Je faillis ne pas la reconnaître. En entrant chez elle, je crus voir une jeune lycéenne de la ville. Sa longue natte habituelle, nouée par un ruban rouge, était remplacée par des cheveux courts, coupés au ras des oreilles, ce qui lui donnait une autre beauté, celle d'une adolescente moderne. Elle était en train de finir de retoucher la veste Mao. Luo se réjouit de cette transformation, à laquelle il ne s'attendait pas. Sa jouissance aveugle atteignit son comble lors de l'essayage du ravissant ouvrage qu'elle venait d'achever : la veste austère et masculine, sa nouvelle coiffure, ses tennis immaculées remplaçant ses modestes chaussons lui conféraient une étrange sensualité, une allure élégante, annonçant la mort de la jolie paysanne un peu gauche. A la voir ainsi transformée, Luo fut submergé par le bonheur d'un artiste contemplant son oeuvre accomplie. Il chuchota à mon oreille :

    - On n'a pas fait quelques mois de lecture pour rien.

    L'aboutissement de cette transformation, de cette rééducation balzacienne, sonnait déjà inconsciemment dans la phrase de Luo, mais elle ne nous mit pas en garde. L'autosuffisance nous endormait-elle ? Surestimait-on les vertus de l'amour ? Ou, tout simplement, n'avions-nous pas saisi l'essentiel des romans qu'on lui avait lus ?

 

(...)

Luo se lance à la poursuite de la Petite Tailleuse et parvient à la rattraper ; le narrateur observe la scène. 

 

    Je me trouvais à une dizaine de mètres en surplomb, et cette position me permit de regarder de haut leur scène de retrouvailles, qui débuta
lorsqu'elle tourna la tête vers Luo qui s'approchait d'elle. Exactement comme moi, il s'effondra par terre, à bout de forces.
    Je ne pouvais en croire mes propres yeux : la scène se figea en une image fixe. La fille en veste d'homme, aux cheveux courts et chaussures blanches, assise sur le rocher, resta immobile, tandis que le garçon, allongé sur le sol, regardait les nuages au-dessus de sa tête. Je n'avais pas l'impression qu'ils se parlaient. Du moins, je n'entendais rien. J'aurais voulu assister à une scène violente, avec des cris, des accusations, des explications, des pleurs, des insultes, mais rien. Le silence. Sans la fumée de cigarette qui sortait de la bouche de Luo, j'aurais pu croire qu'ils s'étaient transformés en statues de pierre.
    Bien que, dans de telles circonstances, la fureur ou le silence reviennent de toute façon au même, et qu'il soit difficile de comparer deux styles d'accusation dont l'impact est différent, Luo se trompa peut-être de stratégie, ou se résigna trop tôt à l'impuissance des mots.
    Sous une arête rocheuse en saillie, j'allumai un feu avec des branches d'arbre et des feuilles sèches. Du petit sac que j'avais emporté avec moi, je sortis quelques patates douces, et les enfouis dans la cendre.
    Secrètement, et pour la première fois, j'en voulus à la Petite Tailleuse. Bien que me bornant à mon rôle de spectateur, je me sentais autant trahi que Luo, non pas par son départ, mais par le fait que j'en avais été ignorant, comme si toute la complicité qui avait été la nôtre pendant son avortement était effacée de sa mémoire et que, pour elle, je n'avais été et ne serais jamais qu'un ami de son ami.
    Du bout d'une branche, je piquai une patate douce dans le tas fumant, la tapotai, soufflai dessus, et en ôtai la terre et la cendre. Soudain, d'en bas, me parvint enfin un bourdonnement de phrases prononcées par les bouches des deux statues. Ils parlaient à voix très basse mais énervée. J'entendis vaguement le nom de Balzac, et me demandai ce qu'il avait à voir avec cette histoire.
    À l'instant où je me réjouissais de l'interruption du silence, l'image fixe commença à bouger : Luo se redressa et elle descendit d'un bond de son rocher. Mais au lieu de se jeter dans les bras de son amant désespéré, elle prit son baluchon et partit, d'un pas déterminé.
    - Attends, criai-je en brandissant la patate douce. Viens manger une patate ! C'est pour toi que je les ai préparées.
    Mon premier cri la fit courir sur le sentier, mon deuxième la propulsa encore plus loin, et mon troisième la transforma en un oiseau qui s'envola sans s'accorder un instant de répit, devint de plus en plus petit, et disparut.
    Luo me rejoignit à côté du feu. Il s'assit, pâle, sans une plainte, ni une protestation. C'était quelques heures avant la folie de l'autodafé (1).
    - Elle est partie, lui dis-je.
    - Elle veut aller dans une grande ville, me dit-il. Elle m'a parlé de Balzac.
    - Et alors ?
    - Elle m'a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d'une femme est un trésor qui n'a pas de prix.

 

(1). Après le départ de la Petite Tailleuse, les deux amis vont brûler tous les livres de la valise du Binoclard.

 

DAI SIJIE, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Folio, 2002, pp. 221-229