Oui, la vocation naturelle, irrépressible, du livre est centrifuge. Il est fait pour être publié, diffusé, lancé, acheté, lu. La fameuse tour d'ivoire de l'écrivain est en vérité une tour de lancement. On en revient toujours au lecteur, comme à l'indispensable collaborateur de l'écrivain. Un livre n'a pas d'auteur, mais un nombre indéfini d'auteurs. Car à celui qui l'a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront. Un livre écrit mais non lu, n'existe pas pleinement. Il ne possède qu'une demi-existence. C'est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux, qui s'épuise dans un appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. A peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement - comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère - les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination, et, s'il a la chance de réaliser sa vocation, il passera ainsi de main en main, comme un coq qui tamponne successivement un nombre indéfini de poules.

(...)

    Nous disons donc qu'un livre a d'autant plus de valeur littéraire que les noces qu'il célèbre avec son lecteur sont plus heureuses et plus fécondes. Il doit se produire deux phénomènes. D'abord un processus d'identification entre le lecteur et les personnages. Tous les sentiments incarnés dans tous les personnages - peur, envie, désir, amour, ambition, etc. - doivent être doués de contagiosité et se retrouver dans le coeur du lecteur. Mais selon un second processus, il faut que ces sentiments soient exaltés, rehaussés, ennoblis en passant du personnage fictif au lecteur, homme ou femme réel. Car s'il y a homogénéité ontologique entre ces sentiments et les personnages qui les éprouvent - les uns et les autres relevant de la fiction -, lorsqu'ils se retrouvent dans le lecteur - être de chair et de sang -, leur nature fictive devient évidente, et les situe sur un autre plan. En d'autres termes, les sentiments transmis par le livre au lecteur possèdent une dimension nouvelle, la dimension fictive, qui leur confère leur valeur et leur beauté. (...)    C'est ainsi que le personnage de théâtre ou de roman, ses actes, ses passions, ses joies et ses souffrances garderont toujours pour le receveur quelque chose de pétillant, de léger et au total de plaisant, simplement parce qu'il saura que tout cela relève de sa propre invention. De ce point de vue le critère du chef-d'oeuvre est facile à définir : c'est la participation à la joie créatrice qu'il offre à son lecteur.

 

Michel TOURNIER, Le vol du vampire, Notes de lecture, Folio essais, 1981, pp. 12-13 et 19-21