Extrait pour comparaison

         

    Le Littératron est une machine  capable de transformer toute la littérature en données analysables et de se servir de ces données pour produire des textes conformes à n'importe quels marché ou idéologie. Conçue par un inventeur obscur, elle est volée, créée, mise au point et développée par le héros, qui commence dans ce passage à atteindre la gloire et la fortune en l'exploitant. Autour de lui se mettent à graviter des collaborateurs ou des adversaires intéressés par son succès.  

 

    J'étais porté par les événements. Encouragés par le succès de l'Opération Narcisse (1), les techniciens de Boussingot (2) avaient abandonné le premier Littératron expérimental qui portait en code le nom d'Ali-Baba, et en avaient mis au point un second capable de faire en quarante-huit heures le travail qui nous avait demandé plus d'un mois lors de l'Opération Narcisse. Nous l'appelions Boomerang. De plus, ils en avaient mis en chantier un troisième, Caméléon, qui était plus perfectionné encore, et auquel Lagneau (2) s'intéressait particulièrement, puisqu'il était destiné à son laboratoire de Bordeaux.

    Boomerang travaillait simultanément sur le problème des bandes dessinées, ou Projet Arabelle (3), et sur celui des prix littéraires, ou Projet Parnasse (3). Le deuxième était assez avancé et je lui eusse pour ma part accordé toute mon attention si Cromlech (2) ne m'avait pressé de donner la priorité à un troisième projet, infiniment plus complexe, que seul pouvait réaliser un appareil du type Caméléon.

    Le Projet 500 (c'était son nom) sortait tout droit, j'en étais convaincu, du cerveau de Gédéon Denier (2). Il s'agissait de délimiter un vocabulaire basique de cinq cents mots assorti de quelques règles de grammaire simples, qui constituerait désormais le seul langage autorisé dans la presse, à la radio ou à la télévision pour l'expression des idées. Mots et règles de grammaire seraient choisis de façon à ne pouvoir se combiner que selon un certain nombre de schémas bien déterminés et conformes en tout état de cause aux idées gouvernementales. Lagneau avait beau être un opposant, je redoutais qu'il ne se passionnât pour ce problème scientifique fascinant et, pour l'amour de la recherche, n'entrât dans le jeu de Cromlech. Les savants, hélas, n'ont que trop tendance à oublier que science sans conscience n'est que ruine de l'âme.

    D'autre part, Fermigier (2) me talonnait aussi pour le Projet Parnasse. Les Presses Saint-Louis étaient en déficit, et si un best-seller ne les renflouait elles étaient en danger d'être absorbées par les puissantes éditions Jeanne d'Arc dont, paraît-il, Vertuchoux (2) était actionnaire.

    

    Le temps passe et les projets avancent : c'est le moment de donner une consécration médiatique au Littératron :

 

    J'acceptai de figurer dans une émission scientifique consacrée au Littératron. Cette émission, qui avait été préparée par Boussingot, faisait prudemment le tour de la science littératronique, indiquant au passage ses diverses applications possibles, mais n'en précisant aucune. On vit là pour la première fois sur l'écran une bande expérimentale du Projet Arabelle. Elle était encore très imparfaite, mais, dans le quart d'heure, les standards de la R.T.F. furent submergés par les appels de téléspectateurs enthousiastes qui désiraient savoir dans quel journal ils pourraient suivre cette bande. Par contre, on renonça à présenter un excellent échantillon du "langage 500" qui commençait par la phrase suivante : La France étant la France et le monde étant ce qu'on sait, il est dans la nature des choses que nous soyons ce que nous sommes. On craignit que des esprits mal tournés n'y vissent un pastiche irrespectueux.

    Un bref débat (...) posa le problème des applications littéraires de la littératronique. On n'y avait invité ni écrivains, ni critiques littéraires, ni professeurs de littérature, estimant que leur opinion serait forcément de parti pris. Un des participants, chef du rayon livres d'un grand magasin, suggéra la construction d'un appareil muni d'un cadran de type téléphonique, sur lequel le lecteur éventuel pourrait marquer ses goûts au moyen d'un code simple. Une pièce de monnaie insérée dans la fente ad hoc lui permettrait d'obtenir en quelques minutes un ouvrage original exactement conforme à ses désirs. « En somme, conclut-il, ce serait le Photomaton de la littérature. » Boussingot nota l'idée.

(...)

    On n'avait laissé qu'un temps très bref d'antenne au colonel suisse chargé de présenter les applications militaires du Littératron. Il parla surtout d'une petite étude que nous avions confiée à Boomerang et qui tendait à comparer les adjectifs employés par les soldats suisses quand ils parlaient d'une part de leur adjudant, d'autre part de leur marque de chocolat préférée. On ne comprit d'ailleurs pas s'il s'agissait de dégoûter les soldats suisses du chocolat ou de rendre les adjudants populaires.

    L'émission se terminait par un gros plan où j'apparaissais en surimpression devant le tableau de commandes de Caméléon, tandis que la voix du commentateur disait: « En un monde où la Machine revendique sa part du Verbe, le Littératronicien lui aussi s'apprête à faire face! »

 

                                                     Robert ESCARPIT, Le Littératron, Flammarion, coll. "Le meilleur des mondes", 1964, pp.155-156 et 177-179

 

(1) : L'opération Narcisse consista à tester le Littératron dans le domaine politique, lors des élections municipales d'une petite commune. Les opinions sociales et politiques que les habitants échangent quotidiennement dans la rue furent secrètement et soigneusement enregistrées, puis données à analyser au Littératron qui produisit ainsi à l'un des candidats des discours exactement conformes à ce que souhaitaient entendre les électeurs. Ce candidat fut élu haut la main. 

(2) : Boussingot, Lagneau, Cromlech, Denier, Fermigier, Vertuchoux : des personnages influents dans les domaines de la politique, de l'armée, de l'édition, de l'université, qui gravitent autour du héros pour collaborer à son projet ; aussi ambitieux ou arrivistes que lui, ils constituent autant des aides que des adversaires potentiels.

(3) : Les projets Arabelle et Parnasse sont deux autres applications du Littératron. Il s'agit de produire une bande dessinée et un prix Goncourt exactement conformes au goût du public, ce qui garantira leur succès et leur vente.