L’extrait suivant est tiré du livre Le Parfum écrit par Patrick Suskind ; il décrit le premier meurtre commis par Jean-Baptiste Grenouille (personnage principal), présentant ainsi aux lecteurs les premières facettes de ce curieux personnage.
Sa sueur fleurait aussi frais que le vent de mer, le sébum de sa chevelure aussi
sucré que l'huile de noix, son sexe comme un bouquet de lis d'eau, sa peau comme
les fleurs de l'abricotier.. et l'alliance de toutes ces composantes donnait un
parfum tellement riche, tellement équilibré, tellement enchanteur, que tout ce
que Grenouille avait jusque-là senti en fait de parfums, toutes les
constructions olfactives qu'il avait échafaudées par jeu en lui-même, tout cela
se trouvait ravalé d'un coup à la pure insignifiance. Cent mille parfums
paraissaient sans valeur comparés à celui-là. Ce parfum unique était le principe
supérieur sur le modèle duquel devaient s'ordonner tous les autres. Il était la
beauté pure.
Pour Grenouille, il fut clair que, sans la
possession de ce parfum, sa vie n'avait plus de sens. Il fallait qu'il le
connaisse jusque dans le plus petit détail, jusque dans la dernière et la plus
délicate de ses ramifications ; le souvenir complexe qu'il pourrait en garder ne
pouvait suffire. Ce parfum apothéotique, il entendait en laisser l'empreinte,
comme avec un cachet, dans le fouillis de son âme noire, puis l'étudier
minutieusement et dès lors se conformer aux structures internes de cette formule
magique pour diriger sa pensée, sa vie, son odorat.
Il
s'avança lentement vers la jeune fille, s'approcha encore, pénétra sous l'auvent
et s'immobilisa à un pas d'elle. Elle ne l'entendit pas.
Elle était rousse et portait une robe grise sans manches. Ses bras étaient très
blancs, et ses mains jaunies par les mirabelles qu'elle avait entaillées.
Grenouille était penché au-dessus d'elle et aspirait maintenant son parfum sans
aucun mélange, tel qu'il montait de sa nuque, de ses cheveux, de l'échancrure de
sa robe, et il en absorbait en lui le flot comme une douce brise. Jamais encore
il ne s'était senti si bien. La jeune fille, en revanche, commençait à avoir
froid.
Elle ne voyait pas Grenouille. Mais elle éprouvait
une angoisse, un étrange frisson, comme on en ressent lorsqu'on est repris d'une
peur ancienne dont on s'était défait. Elle avait l'impression qu'il passait
derrière son dos un courant d'air froid, comme si quelqu'un avait poussé une
porte donnant sur une cave gigantesque et froide. Et elle posa son couteau de
cuisine, croisa ses bras sur sa poitrine et se retourna.
Elle fut si pétrifiée de terreur en le voyant qu'il eut tout le temps de mettre
ses mains autour de son cou. Elle ne tenta pas de crier, ne bougea pas, n'eut
pas un mouvement pour se défendre. Lui, de son côté, ne la regardait pas. Ce
visage fin, couvert de taches de rousseur, cette bouche rouge, ces grands yeux
d'un vert lumineux, il ne les voyait pas, car il gardait les yeux soigneusement
fermés, tandis qu'il l'étranglait, et n'avait d'autre souci que de ne pas perdre
la moindre parcelle de son parfum.
Quand elle fut morte,
il l'étendit sur le sol au milieu des noyaux des mirabelles et lui arracha sa
robe ; alors le flot de parfum devint une marée, elle le submergea de son
effluve. Il fourra son visage sur sa peau et promena ses narines écarquillées de
son ventre à sa poitrine et à son cou, sur son visage et dans ses cheveux,
revint au ventre, descendit jusqu'au sexe, sur ses cuisses, le long de ses
jambes blanches. Il la renifla intégralement de la tête aux orteils, il collecta
les derniers restes de son parfum sur son menton, dans son nombril et dans les
plis de ses bras repliés.
Lorsqu'il l'eut sentie au point
de la faner, il demeura encore un moment accroupi auprès d'elle pour se
ressaisir, car il était plein d'elle à n'en plus pouvoir. Il entendait ne rien
renverser de ce parfum. Il fallait d'abord qu'il referme en lui toutes les
cloisons étanches. Puis il se leva et souffla la bougie.
C'était l'heure où les premiers badauds rentraient chez eux, remontant la rue de
Seine en chantant et en lançant des vivats. Grenouille, dans le noir, s'orienta
à l'odeur jusqu'à la ruelle, puis jusqu'à la rue des Petits-Augustins, qui
rejoint le fleuve parallèlement à la rue de Seine. Peu après, on découvrait la
morte. Des cris s'élevèrent. On alluma des torches. Le guet arriva. Grenouille
était depuis longtemps sur l'autre rive.
Cette nuit-là,
son réduit lui sembla un palais, et son bat-flanc un lit à baldaquin. Ce
qu'était le bonheur, la vie ne le lui avait pas appris jusque-là. Tout au plus
connaissait-il de très rares états de morne contentement. Mais à présent, il
tremblait de bonheur et ne pouvait dormir tant était grande sa félicité. Il
avait l'impression de naître une seconde fois, ou plutôt non, pour la première
fois, car jusque-là il n'avait existé que de façon purement animale, en n'ayant
de lui-même qu'une connaissance extrêmement nébuleuse. A dater de ce jour, en
revanche, il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment : en l'occurrence,
rien de moins qu'un génie ; et que sa vie avait un sens et un but et une fin et
une mission transcendante ; celle, en l'occurrence, de révolutionner l'univers
des odeurs, pas moins ; et qu'il était le seul au monde à disposer de tous les
moyens que cela exigeait : à savoir son nez extraordinairement subtil, sa
mémoire phénoménale et, plus important que tout, le parfum pénétrant de cette
jeune fille de la rue des Marais, qui contenait comme une formule magique tout
ce qui fait une belle et grande odeur, tout ce qui fait un parfum : délicatesse,
puissance, durée, diversité, et une beauté irrésistible, effrayante. Il avait
trouvé la boussole de sa vie à venir. Et comme tous les scélérats de génie à qui
un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme,
Grenouille ne dévia plus de l'axe qu'il croyait avoir trouvé à son destin. Il.
comprenait maintenant clairement pourquoi il s'était cramponné à la vie avec
autant d'obstination et d'acharnement : il fallait qu'il soit un créateur de
parfums. Et pas n'importe lequel. Le plus grand parfumeur de tous les temps.
Patrick SÜSKIND, Le Parfum, auteur allemand traduit par Bernard L’ortholary. L’édition de ce livre est « Le livre de poche » datant de 1986 (pour la version française) et Fayard en 1985 (pour la version allemande). Extrait de la p.48 à 51