Caractéristiques du Don Juan de Montherlant
De Tirso de Molina à Milosz, les auteurs de pièces ayant Don Juan pour personnage principal ont tous mis en scène « le Don
Juan qu'il faut pour les chrétiens » (1), y compris des dramaturges tels que Molière, Beaumarchais et Pouchkine dont on ne peut pas dire que la foi en Christ
fût au coeur de leurs préoccupations et de leur art. Et l'idée que le donjuanisme est inséparable de la révolte contre Dieu est si
fortement ancrée dans les esprits qu'on la trouve dans tous les livres consacrés
à Don Juan, et que tous les Penseurs-qui-ont-des-idées-sur-Don-Juan seraient, me semble-t-il, prêts à signer cette affirmation de M.
Jean Doresse : « Son vrai caractère ne peut exister qu'en fonction de la foi dans une âme immortelle. »
Fors (2) le Don Juan de mon cher Byron, où la « révolte contre Dieu » ne joue aucun rôle, mais ce poème n'a rien à voir ni avec le théâtre ni avec Miguel de
Mañara, le Don Juan de Montherlant est à ma connaissance la première pièce sur ce personnage où le Dieu des chrétiens soit totalement absent. « Il n'y a
pas de fantastique : c'est la réalité qui est le fantastique », déclare le Don
Juan de Montherlant, lorsqu'il découvre que la statue du Commandeur n'est pas un spectre, mais un
carton-pâte que les carnavaliers ont construit par plaisanterie, et de dire à son fils Alcacer : « Bâtonne-les et détruisons ce carton-pâte. Que ne pouvons-nous détruire aussi facilement le carton-pâte de Dieu et de toutes les impostures, les divines et les
humaines ! » Certes, quelques secondes après ces propos qui sont, en parler chrétien, un blasphème, le surnaturel fait irruption avec le masque de mort qui s'incruste dans le visage de Don
Juan, se mélange à sa chair, mais je crois que Montherlant, que l'on a accusé
parfois de ne pas savoir conclure ses pièces, a introduit ce masque « magique »
moins par un souci d'ordre métaphysique que parce qu'il y a vu une belle trouvaille de théâtre, et une excellente fin. Ce masque n'apparaît d'ailleurs
pas dans la première version de Don Juan, telle qu'on peut la lire dans l'édition originale,
publiée chez Henri Lefebvre, et il n'infirme en rien l'indifférence que tout au long de
la pièce le Don Juan de Montherlant témoigne à un Dieu auquel il ne croit pas et dont il n'a
pas la moindre nostalgie.
Revenons à ce qu'il m'écrivait en décembre 1957.
Monthertant est convaincu que le « vrai Don Juan » n'a rien de commun avec le Don
Juan forgé par les chrétiens et, dès avant la guerre, dans un petit ouvrage intitulé
Sur les femmes, il raillait « l'instinct profond de l'humanité de vouloir à toute force que Don
Juan soit malheureux et de se mettre l'esprit à l'alambic pour prouver qu'il l'est, surtout
pour le lui prouver à lui-même ». C'est ce thème qu'il développe à l'acte III, dans la scène où les
Penseurs-qui-ont-des-idées-sur-Don-Juan déroulent devant la double veuve et Alcacer le résultat
de leurs travaux. Scène pleine de drôlerie où Montherlant bouffonne autour de ce que le
personnage et le mythe de Don Juan ont inspiré à la théologie, à la philosophie et à la
psychanalyse. La charge, très moliéresque - le Molière de Diafoirus, de Trissotin et des Précieuses -, est, diront certains, un
peu courte. Soit, mais elle est salubre, et pour une fois que Montherlant s'abandonne à sa verve de
pamphlétaire, ne mesurons pas notre plaisir.
(...)
Le Don Juan de Montherlant n'est ni un impuissant, ni un mystique, ni une victime de
l'éternel féminin ; le Don Juan de Montherlant est un dragueur, et s'il est dans l'Histoire une figure qui puisse être évoquée à son endroit, ce n'est
pas le pêcheur repenti Miguel de Mañara, c'est Casanova, prince incontesté de la chasse aux minettes. Si brillants dragueurs que nous soyons, nous sommes tous des enfants de choeur à comparaison du Vénitien, et c'est lui qui, mieux que quiconque, a formulé
l'essence de notre sport favori, lorsque dans ses Mémoires, il écrit :
«Cette jeune fille, aussi jolie que sa soeur, quoique dans un autre genre, commença par exciter ma curiosité, faiblesse qui rend ordinairement inconstant l'homme habitué au vice. Si toutes les
femmes avaient la même physionomie, le même caractère et la même tournure d'esprit, les hommes,
non seulement ne seraient jamais inconstants, mais encore ils ne seraient jamais amoureux. On en prendrait une par instinct et on s'en tiendrait là jusqu'à la
mort ; mais alors l'économie de notre monde serait tout autre qu'elle n'est. La nouveauté est le tyran de notre âme. Nous savons que ce que nous ne voyons pas est à peu
près la même chose que ce que nous avons vu ; mais nous sommes curieux, nous voulons nous en convaincre, et pour en venir à bout nous faisons autant de
frais que si nous avions la certitude de trouver quelque chose d'incomparable. »
Gentil, voire secourable, avec les femmes qu'il lève, et trop solidement athée pour prétendre défier Dieu, le héros de Montherlant est très loin de l'imagerie traditionnelle d'un Don
Juan qui aime de rendre les femmes malheureuses et qui les débauche moins par sensualité que par volonté de transgression. Les Penseurs doivent en prendre leur
parti : le Don Juan de Montherlant n'est pas Stavroguine.
(...)
Retournons à Don Juan. Montherlant a donc eu raison de ne pas créer un personnage
plus métaphysicien qu'il ne l'est soi-même. Cela dit, il ne faudrait pas en conclure que cette pièce, riche en situations, en mots et en scènes comiques, n'est qu'une aimable
séguedille. Comme Brocéliande - une autre oeuvre méconnue -, Don Juan est, sous son enveloppe de gaieté, une pièce grave. Obsédé par la pensée de sa mort
prochaine, obsédé par son besoin de l'étreinte amoureuse, Don Juan est en proie à cette démesure, à cette
ubris qui, chez les anciens Grecs, est le propre des héros tragiques. Et si le Dieu
de l'Évangile est absent de Don Juan, cette pièce n'en est pas moins visitée par le divin : Éros et Thanatos, le dieu de l'amour et le génie ailé de la mort, dont la
présence invisible donne à l'oeuvre sa tension agonique, exprimée symboliquement dans la dernière scène où Don Juan, qu'habite une exaltation quasi démentielle, part au galop conquérir de nouvelles
femmes, avec le masque de la mort qui lui colle au visage comme la tunique de Déjanire au corps d'Hercule.
Don Juan ou La Mort qui fait le trottoir. Le Don Juan de Byron est « insouciant, jeune et magnifique » (ch. X, v. 553). Le Don Juan de Montherlant, lui, a soixante-six ans, met un masque d'étoffe sur son visage
pour que les petites filles oublient ses rides, et sait qu'il va bientôt mourir. L'oeuvre de Montherlant est peuplée d'hommes qui songent à l'approche de la mort. Mais alors qu'un Ferrante
(3) ou qu'un Don Alvaro (3) attendent avec une sorte d'impatience que tout finisse, Don Juan est, comme
Malatesta (3), saisi d'horreur à l'idée que dans peu de temps il cessera d'exister, et cet
effroi rend la conscience d'une telle approche plus poignante encore. C'est
pourquoi, si différent que soit Don Juan de Gustav Aschenbach (4), je ne lis jamais la
pièce de Montherlant sans songer à la sublime nouvelle de Thomas Mann : Séville et Venise, deux villes pour aimer et
pour mourir.
(1) une expression de Montherlant
(2) fors = hormis
(3) trois autres personnages de Montherlant
(4) le héros de La mort à Venise de Thomas Mann
Gabriel MATZNEFF, préface à l'édition Folio de La Mort qui fait le trottoir (Don Juan), 1972, pp. 9 à 15